Mon histoire

L’étude savante du bouddhisme et la véritable mise en œuvre des enseignements bouddhiques dans la vie quotidienne sont deux mondes différents. On a souvent dit qu’une étude purement intellectuelle du bouddhisme n’était pas d’un grand secours pour mener sa vie. Le professeur Alexander Berzin, à la fois érudit et pratiquant, parle de son expérience d’avoir partie prenante dans chacun de ces deux mondes, l’académique et le spirituel.

La génération Spoutnik

Je suis né en Amérique en 1944 dans une famille très modeste. Ma famille n’avait pas beaucoup d’argent. C’était de simples ouvriers, sans trop d’éducation. Toutefois, dès mon plus jeune âge, je fis montre d’un intérêt instinctif très vif pour les choses de l’Asie. Ma famille ne m’encourageait pas, mais elle ne me décourageait pas non plus, et, de toute façon, à cette époque, peu d’informations sur l’Asie étaient disponibles. Quand j’eus treize ans, j’ai commencé à faire du yoga avec un ami, et j’ai lu tout ce qui me tombait sous la main à propos du bouddhisme, de la pensée chinoise, etc.

Je faisais partie de ce qu’on appelait en Amérique « la génération Spoutnik ». Quand le Spoutnik fut lancé dans l’espace, [en octobre 1957,] l’Amérique fut extrêmement contrariée parce qu’on pensait qu’on était loin à la traîne derrière l’Union soviétique. À l’école, on encouragea tous les enfants, moi y compris, à étudier les sciences afin de rattraper notre retard sur l’URSS. Donc, à l’âge de seize ans, je suis allé étudier la chimie à l’université de Rutgers. L’université de Rutgers se trouve dans le New Jersey où j’ai grandi, et bien que Guéshé Wangyal, un maître bouddhiste kalmouk mongol, vécût non loin, à une cinquantaine de kilomètres à peine peut-être, je n’avais aucune idée de son existence.

Comme cela faisait partie de mon cursus, je me suis inscrit à un cours facultatif en études asiatiques, qui parlait de la manière dont le bouddhisme s’était propagé d’une civilisation à l’autre, et comment chaque civilisation l’avait compris et interprété d’une façon différente. Bien qu’âgé seulement de dix-sept ans, cela m’a laissé une si forte impression que je me suis dit : « Voilà ce dans quoi je veux m’engager, dans l’étude de ce long processus du bouddhisme passant d’une civilisation à une autre. » Et c’est la direction que j’ai suivie le reste de ma vie sans en dévier ni en changer.

Princeton : de la chimie à la philosophie, la langue et la pensée chinoises

À l’université de Princeton, on venait de démarrer un nouveau programme pour attirer plus d’élèves vers le département des Études asiatiques. À cette époque lointaine, il y avait très peu d’étudiants ; cela se passait dans les premiers jours de la guerre du Vietnam, et une infime minorité d’Américains connaissaient les langues d’Asie. J’étais surexcité car une opportunité d’apprendre le chinois s’offrait, aussi j’ai fait une demande et j’ai été accepté. À dix-huit ans, j’ai donc commencé d’étudier le chinois à Princeton et ai accompli là le cycle terminal de deux années de mon baccalauréat.

Je m’étais toujours intéressé à la façon dont la philosophie chinoise avait influencé la compréhension du bouddhisme quand ce dernier est arrivé en Chine, et comment, à l’inverse, le bouddhisme avait affecté la philosophie chinoise par la suite. Ainsi, j’ai étudié la pensée, la philosophie, l’histoire chinoises et le bouddhisme, entre autres. Durant l’été, on m’envoyait dans des écoles d’étude intensive de la langue : une année à Harvard, une année à Stanford pour commencer d’apprendre le chinois classique, et, après passé mon diplôme, une année à Taïwan. Pour mes études supérieures, je suis retourné à Harvard. J’avais déjà commencé d’étudier le japonais comme faisant partie du programme de chinois, et quand j’ai obtenu mon diplôme de maîtrise en langues d’Extrême-Orient, j’avais déjà fait des études très poussées dans le domaine des études chinoises.

Études comparatives en chinois, sanskrit et tibétain

Tout comme je connaissais le versant chinois, j’ai voulu connaître le versant indien pour voir quelles avaient été les influences dans le développement du bouddhisme, aussi ai-je commencé d’étudier le sanskrit. J’ai passé un diplôme de doctorat conjoint dans deux départements : le département des Études sanskrites et indiennes, et celui des Langues extrême-orientales. Le sanskrit et les études indiennes menaient aux études tibétaines, et l’accent était mis sur la philosophie et l’histoire du bouddhisme.

Vous savez, j’avais alors une très grande soif de connaissances, c’est pourquoi j’ai suivi des cours supplémentaires en philosophie et psychologie, tout en gardant mon intérêt pour la science tout au long de mon parcours. De cette façon, j’ai achevé mes études en bouddhologie en les complétant par l’apprentissage des méthodes de traduction comparative. Parallèlement à l’étude de l’histoire du développement des idées et comment celles-ci étaient reliées à l’histoire générale, on examinait les textes bouddhiques sanskrits à la lumière de leurs traductions chinoise et tibétaine. Cette formation et cette discipline m’ont été très utiles au cours de ma carrière.

De l’université de Harvard à la tradition vivante

Tout au long de ce parcours, je me suis toujours demandé avec intérêt ce qu’il en serait vraiment de penser en accord avec toutes ces philosophies et religions d’Asie que j’étudiais, à savoir les différentes formes du bouddhisme et de l’hindouisme, et aussi du taoïsme et du confucianisme. Mais aucune véritable opportunité d’entrer en contact avec leurs traditions vivantes ne se présentait ; c’était comme si j’étudiais les religions de l’ancienne Égypte. Ma curiosité, cependant, était très vive.

Mais, quand j’ai commencé l’étude du tibétain en 1967, Robert Thurman revint à Harvard et nous étions camarades de classe. Thurman avait été l’un des proches disciples de Guéshé Wangyal et avait vécu auprès de lui plusieurs années. Il s’était même fait moine pendant un an environ et était allé en Inde pour étudier à Dharamsala. C’est lui qui m’a parlé de Guéshé Wangyal et de la possibilité d’étudier à Dharamsala où se trouvaient les Tibétains et Sa Sainteté le Dalaï-Lama. Chaque fois que je revenais chez moi pour des vacances, je me suis mis à faire des visites à Guéshé Wangyal dans son monastère du New Jersey, et j’ai commencé à comprendre ce qu’était le bouddhisme en tant que tradition vivante. Bien que j’aie rendu visite à Guéshé Wangyal de nombreuses fois, je n’ai jamais eu l’occasion de vivre et d’étudier avec lui. Néanmoins, il fut une grande source d’inspiration pour me pousser à aller en Inde et continuer mes études là-bas, c’est la raison pour laquelle j’ai fait une demande de bourse auprès de la fondation Fulbright afin d’être en mesure de faire ma thèse de recherche en Inde avec les Tibétains.

Je suis arrivé en Inde en 1969 à l’âge de vingt-quatre ans, et c’est là que j’ai rencontré Sa Sainteté le Dalaï-Lama et me suis complètement immergé dans la société tibétaine. J’ai eu l’impression que toute ma vie n’avait été qu’un tapis roulant qui m’avait conduit jusque là – d’une famille ordinaire du New Jersey à l’état de boursier à Princeton et Harvard, et maintenant auprès du Dalaï-Lama et des grands maîtres qui l’entouraient. Je vis que tout ce que j’avais étudié concernant le bouddhisme tibétain était bien vivant et qu’il y avait là des gens qui connaissaient vraiment la signification des enseignements bouddhiques.  Et voici que m’était offerte l’occasion en or d’apprendre d’eux.

J’apprends à parler le tibétain à Dalhousie

À mon arrivée en Inde, je ne connaissais pas le tibétain parlé. En vérité, mon professeur à Harvard, monsieur Nagatomi, n’avait même aucune idée de la manière dont on le prononçait. Il était japonais et nous apprenions le tibétain selon les règles de la grammaire japonaise, car à cette époque le seul livre disponible expliquait la grammaire tibétaine en la comparant avec celle du latin ! Le latin et le tibétain n’ont rien à voir, alors que la grammaire japonaise est assez proche en réalité de celle du tibétain.

Il me fallait donc apprendre la langue parlée, mais il n’y avait aucun manuel ou documents disponibles. Grâce à ma connexion avec Guéshé Wangyal, je fus en mesure d’entrer en contact avec deux jeunes tulkus (des lamas réincarnés), Sharpa et Khamlung Rinpochés, qui avaient séjourné quelques années dans son monastère et connaissaient très bien l’anglais. Ils vivaient à Dalhousie, où de nombreux réfugiés tibétains s’étaient installés. Dans cet endroit, avec bienveillance, ils firent en sorte d’organiser ma vie en compagnie d’un moine tibétain, Sonam Norbu, dans une petite maison à flanc de montagne. Ce dernier ne connaissait pas l’anglais, et je ne parlais pas le tibétain, mais le fait de vivre ensemble nous obligea à communiquer d’une façon ou d’une autre. À ce stade, ma formation en bouddhologie et mes autres études prirent le relais. J’eus l’impression d’être un anthropologue à Bornéo ou en Afrique, essayant de déchiffrer un langage inconnu.

Toutes les langues d’Asie que j’avais étudiées m’on servi grandement à être capable d’entendre et de distinguer les « tons » du tibétain et de faire quelques progrès. Quand je voulais communiquer avec Sonam, je mettais les choses par écrit (car je pouvais écrire le tibétain), et il me disait comment les prononcer. Nous avons travaillé ainsi tous les deux, et j’ai pris également des leçons de langue orale avec quelqu’un d’autre. Finalement, les deux jeunes Rinpochés me suggérèrent d’étudier avec leur maître, Guéshé Ngawang Dhargyey.

J’étudie le lam-rim dans une étable

J’étais venu en Inde pour rédiger ma thèse, et j’avais imaginé faire des recherches sur le tantra de Guhyasamaja, un très vaste domaine, lorsque Serkong Rinpoché, l’un des maîtres de Sa Sainteté le Dalaï-Lama à qui je m’en étais ouvert et avais demandé conseil, m’a persuadé que c’était totalement absurde, et que j’étais complètement impréparé pour cela. Trijang Rinpoché, le Tuteur junior de Sa Sainteté, a suggéré que j’étudie à la place le lam-rim, les étapes graduées de la voie, en premier. À l’époque rien n’avait été traduit sur ce sujet, aussi était-ce complètement neuf pour moi. En ce temps-là, les seuls livres disponibles sur le bouddhisme tibétain étaient ceux d’Alexandra David-Neel, d’Evans-Wentz, de Lama Govinda et de quelques autres. J’ai donc étudié la tradition orale du lam-rim avec Guéshé Ngawang Dhargyey et ai ensuite rédigé ma thèse sur ce sujet.

À Dalhousie, je vivais de manière très rudimentaire, sans eau courante dans la maison ni toilettes. Guéshé Ngawang Dhargyey vivait encore plus sommairement cependant, dans une étable qui avait abrité une vache avant lui. Il y avait tout juste assez de place pour son lit, avec un espace devant le lit où ses trois jeunes disciples réincarnés et moi-même étions assis sur le sol à même la terre battue tandis qu’il enseignait. Jhado Rinpoché s’était joint à nous : Sharpa Rinpoché, Khamlung Rinpoché, et moi-même ; plus tard il allait devenir l’abbé du monastère de Sa Sainteté le Dalaï-Lama, le monastère de Namgyal. C’est dans cette étable, pleine de mouches et de toutes sortes d’autres insectes, que nous étudiions.

C’était une période vraiment passionnante car beaucoup de choses nouvelles se passaient. Sa Sainteté le Dalaï-Lama s’intéressa à ce que nous faisions, à nos études, et nous donna quelques petits textes à traduire pour lui. Quand Sa Sainteté fit construire la Library of Tibetan Works & Archives à Dharamsala, il demanda à Guéshé Dhargyey d’enseigner aux Occidentaux et, à Sharpa et Khamlung Rinpochés, qui m’avaient aidé, de lui servir de traducteurs. J’ai demandé si je pouvais être aussi d’une assistance quelconque et Sa Sainteté a dit : « Oui, mais retournez d’abord en Amérique, soutenez votre thèse, obtenez votre doctorat,  et revenez ensuite. »

Je m’intègre à la société tibétaine et je deviens traducteur

Durant cette première période en Inde, j’ai essayé de m’intégrer à la société tibétaine en endossant un rôle traditionnel auquel les Tibétains puissent se rapporter ; ainsi je suis devenu traducteur. J’étais extrêmement curieux de débuter ma propre pratique du bouddhisme ; aussi, au début de 1970, je me suis fait bouddhiste de manière formelle et ai commencé la pratique de la méditation. Depuis ce temps-là, j’ai continué de méditer tous les jours.

Dans le rôle de traducteur, non seulement vous devez faire montre d’habileté dans le maniement du langage mais également d’une très profonde compréhension du bouddhisme, ce qui signifie méditer et mettre en pratique les enseignements dans la vie réelle. Il n’existe aucun moyen de traduire des termes techniques décrivant différents états d’esprit ou différentes expériences méditatives sans en avoir fait vous-même la véritable expérience. Les traductions en usage des termes avaient principalement été choisies par des missionnaires surtout intéressés de traduire la Bible en tibétain, et avaient très peu à voir avec le véritable sens des mots dans le bouddhisme. C’est pourquoi, dès cette époque, j’ai marié ma pratique bouddhique avec ma formation de bouddhologue.

Je suis donc retourné à Harvard à la fin de 1971 et, quelques mois après, j’ai soutenu ma thèse et obtenu mon doctorat au printemps de 1972. Mon directeur de thèse m’avait arrangé un poste très agréable d’enseignant dans une autre prestigieuse université, puisque j’avais toujours eu l’intention de devenir professeur, mais j’ai décliné l’offre. Je ne voulais pas passer le reste de ma vie avec des gens qui cherchaient seulement à parier sur le sens du bouddhisme. Au lieu de cela, je voulais être avec ceux qui savaient exactement ce qu’il signifiait, de même, je voulais étudier et apprendre à partir de la tradition authentique tout en gardant comme perspective ma formation en bouddhologie. Bien entendu, mon directeur pensa que j’étais fou, mais néanmoins je suis retourné en Inde. La vie y était très bon marché, aussi était-ce du domaine du possible.

Ma nouvelle vie indienne

J’ai donc emménagé à Dharamsala et ai commencé de travailler avec Guéshé Ngawang Dhargyey ainsi qu’avec Sharpa et Khamlung Rinpochés, qui travaillaient déjà à la Library. Je vivais dans une maisonnette encore plus petite que celle de Dalhousie, toujours sans eau ni toilettes, sans même une vitre à sa seule fenêtre. Sonam Norbu, le moine tibétain avec qui j’avais habité à Dalhousie, est venu loger aussi avec moi. Tout bien compté, j’ai vécu en Inde dans cette simple masure qui fut ma résidence pendant vingt-neuf ans.

À cette époque, j’ai contribué à l’établissement du Bureau de Traduction à la Library pour Sa Sainteté, et ai poursuivi mes études. J’ai vu que ma formation de bouddhologue me fournissait des outils pour approfondir l’étude des enseignements bouddhiques. Je connaissais l’histoire et les titres des divers textes, et j’avais avec moi des gens pour m’enseigner leur véritable contenu, j’ai donc pu relier entre elles les choses assez facilement. Bien que j’aie surtout étudié la tradition guélougpa, Sa Sainteté le Dalaï-Lama m’encourageait à étudier les quatre écoles de la tradition tibétaine afin que je puise avoir une vue d’ensemble de l’envergure du bouddhisme tibétain. Ce fut une période passionnante car, à cette époque, les gens n’avaient aucune idée de l’étendue, voire même du contenu de que recelaient les enseignements du bouddhisme tibétain.

Mémoire et humilité : mon apprentissage auprès de Serkong Rinpoché

En 1974, j’ai commencé d’étudier avec Serkong Rinpoché, l’un des maîtres de Sa Sainteté le Dalaï-Lama, que j’avais déjà rencontré brièvement en 1969. Dès le début où nous avons repris contact à Dharamsala, il a vu que j’avais la connexion karmique pour être son traducteur et, un jour ou l’autre, pour être le traducteur de Sa Sainteté le Dalaï-Lama; il m’a donc formé dans ce sens. Bien que je me sois déjà attelé à la traduction de livres, il s’agissait cette fois de m’entraîner à la traduction orale d’enseignements. Il faisait en sorte que je sois assis près de lui pour que je voie comment il se comportait et traitait avec différentes sortes de gens. Il exerçait également ma mémoire. Chaque fois que j’étais avec lui, il s’arrêtait soudainement et me disait  « répète mot pour mot ce que je viens juste de dire », ou « répète ce que tu viens de dire, mot pour mot ».

J’ai commencé à traduire pour lui l’année suivante quand il donnait des enseignements à d’autres Occidentaux. Il ne m’enseignait jamais rien personnellement, j’apprenais toujours en traduisant pour les autres, excepté pour le tantra de Kalachakra qu’il m’enseigna en privé car il avait vu que j’avais une connexion forte avec ce tantra. Je n’étais pas autorisé à prendre des notes pendant aucun des enseignements qu’il me donnait, mais devais toujours me souvenir de tout pour l’écrire après coup. Au bout d’un certain temps, il ne m’autorisa même plus à prendre des notes après les leçons. Il me donnait d’autres choses à faire, et je ne pouvais donc coucher par écrit ce qu’il m’avait dit que tard dans la nuit.

Comme Guéshé Wangyal le faisait avec ses proches disciples, Serkong Rinpoché me grondait sans arrêt. Je me rappelle qu’une fois où je traduisais pour lui, je lui avais demandé la signification d’un mot qu’il venait juste de dire et que je n’avais pas compris. Il me jeta un regard noir en disant : « Je t’ai expliqué ce mot il y a sept ans. Pourquoi ne t’en souviens-tu pas ? Moi, je m’en souviens très bien ! »

Son surnom préféré à mon égard était « l’idiot », et, quand je me conduisais comme tel, il ne manquait jamais de le faire remarquer, en particulier devant les autres. C’était un excellent apprentissage. Je me souviens d’une fois, alors que je traduisais pour Sa Sainteté le Dalaï-Lama, l’audience comprenait environ dix mille personnes, et Sa Sainteté m’a interrompu en riant, et a dit : « Il vient juste de faire une faute. » De mon entraînement à avoir été traité d’idiot tout le temps, je fus en mesure de continuer à traduire et non de me mettre à ramper sous le tapis. Traduire requiert une incroyable attention et une mémoire prodigieuse, c’est la raison pour laquelle je m’estime très chanceux non seulement d’avoir reçu une formation en bouddhologie mais aussi un entraînement traditionnel à la manière tibétaine.

Je me suis exercé très intensivement auprès de Serkong Rinpoché pendant neuf ans. Je traduisais pour lui, l’aidais dans son courrier, dans ses voyages, et pendant toute cette période, il ne m’a dit « merci » que deux fois. Cela m’a été très utile car, comme il avait coutume de le dire, qu’est-ce que j’espérais ? Que l’on me donne une tape sur la tête et que je remue la queue comme un chien ? La motivation qu’on doit avoir pour traduire est d’être bénéfique aux autres et non d’être gratifié d’un « merci ». Bien sûr, ma pratique de la méditation bouddhique fut absolument essentielle pour être capable de traverser ce processus d’apprentissage traditionnel sans jamais me mettre en colère ou renoncer.

Aider à construire un pont entre les cultures

Serkong Rinpoché est mort en 1983. Après cela, j’ai commencé à recevoir des invitations à voyager de par le monde pour donner des conférences du fait que j’avais déjà visité nombre de ces endroits comme traducteur de Rinpoché. À cette époque, il m’arrivait de traduire parfois pour Sa Sainteté le Dalaï-Lama. Mais traduire ne consiste pas juste à s’occuper des mots, mais aussi à expliquer et à traduire des idées. Au cours des toutes premières rencontres de Sa Sainteté avec des psychologues occidentaux, des scientifiques et des chefs religieux, ma tâche fondamentale a été d’expliquer leurs idées, pas leurs mots (car la plupart de ces termes n’existent pas en tibétain), et de créer une sorte de passerelle culturelle. Et c’était exactement ce qui m’avait toujours intéressé depuis mon plus jeune âge : créer un pont entre différentes cultures dans le cadre des enseignements bouddhiques. Pour construire un tel pont, vous devez connaître à fond les deux cultures, savoir comment les gens pensent et à quoi ressemble leur vie. Or, j’avais eu l’immense et rare privilège d’avoir été en mesure de vivre avec des Tibétains pendant longtemps, acquérant une profonde familiarité avec leur manière de penser, leur façon de vivre, etc. Ceci a été absolument essentiel dans la transmission du bouddhisme.
 
On m’a demandé également d’engager et de réaliser divers projets internationaux pour Sa Sainteté le Dalaï-Lama. L’un des principaux enjeux était de faire en sorte que le monde s’ouvre à Sa Sainteté et pour les Tibétains. Ils n’avaient pas de passeports, juste des papiers de réfugiés, et donc ils ne pouvaient obtenir de visas pour aucun pays à moins d’y être invités. Mais ils n’avaient que très peu de contacts et seulement dans quelques endroits. C’est là que mon diplôme de docteur à Harvard se révéla très utile, car je pouvais être invité dans les universités du monde entier pour y donner des conférences. De cette façon j’ai noué des contacts qui ont conduit à ce que, dans le futur, on invite des Tibétains et finalement Sa Sainteté, et à ouvrir des Bureaux pour Sa Sainteté dans différentes régions du monde. En 1985, j’ai commencé à me rendre dans les anciens pays du monde communiste, dans presque tous les pays d’Amérique latine, et dans de vastes régions d’Afrique. Ensuite, j’ai commencé à me rendre au Moyen-Orient afin d’entamer un dialogue entre bouddhistes et musulmans.

Tout en menant ces activités, je me concentrais sur l’écriture de rapports que j’envoyais à Sa Sainteté afin qu’il connaisse un peu la culture et l’histoire de chaque pays que je visitais. Là encore, mon passé d’universitaire à Harvard me permettait de rencontrer les divers chefs religieux de ces pays et d’en apprendre plus grâce à eux sur leurs religions en sorte que, quand Sa Sainteté leur rendait visite, il ait une bonne idée de leurs croyances. Toute la formation scientifique en bouddhologie que j’avais reçue m’aidait à voir ce qui était important, à l’ordonner et le présenter d’une façon qui puisse être utile.

Je me suis impliqué dans tant et tant de projets. L’un des plus intéressants, organisé par le ministère de la Santé de l’Union soviétique, consistait à utiliser la médecine tibétaine pour venir en aide et soigner les victimes de Tchernobyl. Malgré le fait que la médecine tibétaine se soit révélée extrêmement efficace, quand l’Union soviétique éclata, la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine refusèrent de coopérer et de s’associer au projet, et insistèrent pour que nous montions trois projets complètement séparés, ce qui était physiquement et financièrement impossible. Malheureusement, ce fut la fin du projet.

Un autre projet passionnant fut d’organiser la traduction et la publication des livres de Bakula Rinpoché en langue mongole moderne afin d’aider à le renaissance du bouddhisme dans cette région. Bakula Rinpoché était l’ambassadeur de l’Inde en Mongolie à cette époque.

Retour à l’Ouest

L’un dans l’autre, j’ai voyagé et enseigné probablement dans plus de soixante-dix pays à travers le monde. Tout au long de ces déplacements, j’ai maintenu ma pratique quotidienne de méditation, ce qui m’a été d’une grande aide pour me permettre de tenir le coup. À mesure que le temps passait, je continuais d’être invité dans toujours plus d’endroits pour enseigner et donner des conférences. Les tournées de conférences devenaient de plus en plus longues ; la plus longue a duré une quinzaine de mois à raison de deux ou trois villes par semaine, sans cesser de voyager. Durant tous ces déplacements, ce fut la pratique méditative du bouddhisme qui me donna la stabilité nécessaire pour accomplir tout cela, plus particulièrement du fait que je voyageais toujours seul.

Toutes ces années durant j’avais écrit plusieurs livres et, à un certain moment, j’ai trouvé qu’en restant basé en Inde il n’était pas très facile de travailler avec mon éditeur, Snow Lion. Je voulais aussi aller dans la direction de l’Internet et cela s’avérait trop difficile à faire depuis l’Inde. En 1998, j’ai donc quitté l’Inde pour l’Ouest. Après une année passée à tester plusieurs endroits où l’on m’avait invité, j’ai décidé de m’installer à Berlin en Allemagne. Je parlais déjà l’allemand, la langue n’était donc pas un problème, et, dans cette ville, la plus grande indépendance m’était offerte. C’était très important pour moi ; je ne voulais être enchaîné à aucune organisation. Berlin occupait aussi une position géographique à ma convenance pour me permettre de voyager facilement dans les pays d’Europe de l’Est, en Russie et dans les anciennes Républiques soviétiques où j’avais enseigné de nombreuses fois et avec lesquelles je sentais que j’avais une connexion particulièrement étroite.

Je suis arrivé à l’Ouest avec plus de trente mille pages de manuscrits non publiés : plusieurs livres que j’avais écrits, qui restaient inachevés, des notes de lectures les concernant, des traductions de textes que j’avais étudiés, des transcriptions de certaines de mes propres conférences ainsi que des conférences de mes maîtres que j’avais traduites. Il y avait aussi des liasses de notes prises au cours d’enseignements de Sa Sainteté, de ses trois principaux maîtres, et de Guéshé Dhargyey. J’étais très préoccupé par le fait que tout ça aille finir à la poubelle quand je mourrai. 

Les archives Berzin (Berzin Archives)

J’avais bénéficié d’un position tellement incroyablement privilégiée, presque unique, celle d’avoir pu étudier si longtemps avec les plus grands des grands lamas de la dernière génération. Ce que j’avais appris et recueilli était trop précieux et devait vraiment être partagé avec le reste du monde. Les livres, bien qu’ils soient très agréables à tenir dans les mains et beaux à regarder, ne touchent pas une très large audience à moins d’écrire un bestseller, ce qui n’était le cas d’aucun de mes livres. En général, les livres coûtent cher à fabriquer ; ils coûtent cher à l’achat ; ils prennent une énorme quantité de temps à produire et on ne peut pas les corriger avant leur prochaine édition. Bien que je sois passionné par l’étude de l’histoire du passé, je suis également captivé par le futur, or l’avenir c’est l’Internet. En fait, le présent c’est déjà l’Internet. Avec cette idée dans la tête, j’ai décidé d’installer et de mettre tout mon travail en ligne sur un site, et c’est ainsi que sont nées les berzinarchives.com en novembre 2001.

Le principe directeur que j’ai toujours suivi, c’est que tout ce qui était disponible sur le site soit gratuit, sans publicité ni vente de quoi que ce soit. Le matériau en ligne comprend tous les divers aspects du bouddhisme tibétain, couvre les quatre traditions tibétaines, bien que prioritairement la tradition guéloug. Il y a également beaucoup de matériel comparatif, sur la médecine tibétaine, sur l’astrologie, l’histoire du bouddhisme, l’histoire de l’Asie, l’histoire du Tibet et une grande quantité de documents sur les relations entre le bouddhisme et l’islam. De même, j’ai une très forte croyance dans le fait que toutes ces archives se doivent d’être traduites dans un grand nombre d’autres langues.

Le travail concernant la section musulmane est très, très important, à mon avis, et Sa Sainteté le Dalaï-Lama le soutient très fortement. De mes voyages dans le monde islamique et des conférences que j’y ai données, il ressort clairement que beaucoup de gens dans ces pays ont soif de connaître le monde. Il est crucial pour l’harmonie globale de ne pas les exclure, mais de leur rendre accessibles également les enseignements du Tibet, sans toutefois la moindre allusion à une tentative de les convertir au bouddhisme.

Épilogue

En 2015, le site en ligne des Berzin Archives était consultable en vingt-et-une langues et a été visité environ deux millions de fois dans l’année. C’était le résultat du rude travail d’une équipe d’une centaine de membres rémunérés et de bénévoles. Au cours des dernières années, Sa Sainteté le Dalaï-Lama a insisté de manière répétée sur la nécessité d’instaurer un bouddhisme du XXIe siècle. Fort de cette inspiration, j’ai décidé de recruter quelques jeunes de la génération de ce nouveau millénaire, des « millenials » comme on dit, qui pourraient m’aider à réinventer le site en ligne afin de toucher une plus vaste audience dans le futur. C’est ainsi qu’est né studybuddhism.com.

Le nouveau site est un site web totalement adaptatif ; il apparaît de façon attractive sur les écrans des ordinateurs, téléphones portables, et autres tablettes. En s’appuyant sur les données de comportements des usagers, nous avons conçu un site en ligne qui correspondent aux besoins des utilisateurs. Nous avons également fortement augmenté notre présence sur les réseaux sociaux, et avons enrichi grandement nos contenus sur le plan audiovisuel. Le but est de créer un centre d’accueil pour les gens intéressés par le bouddhisme tibétain en proposant des informations accessibles, faciles à digérer, depuis le niveau de débutant jusqu’à des niveaux plus avancés. Nous voulons créer une communauté d’utilisateurs qui puissent étudier ensemble, et fournir une plateforme ouverte aux meilleurs enseignements sur ce genre de supports.

À ce stade, nous avons démarré avec un petit nombre de langues et une quantité limitées d’articles du site précédent (Berzin Archives). De nombreux articles nouveaux ont été ajoutés à l’intention spécifique des débutants. L’ancien site restera consultable sur le nouveau jusqu’à ce que nous ayons complètement transféré et mis à jour son contenu vers le nouveau site.

En guise de conclusion

Voici donc une petite partie de mon histoire. Au cours de ces activités, je me suis efforcé de maintenir une forte pratique bouddhiste. Par exemple, tout au long de ces années, la plupart du temps, j’ai médité environ deux heures par jour. J’ai aussi accompli de longues retraites méditatives. Aujourd’hui, j’ai réduit mon temps de méditation, mais j’y consacre encore certainement au moins une demi-heure chaque jour. Et c’est l’accent puissant et l’intérêt portés aux enseignements sur la compassion, sur la motivation correcte, afin de surmonter l’égocentrisme, etc., qui auront été les principaux aspects sur lesquels j’insiste toujours. Grâce à l’inspiration de mes maîtres, à commencer par Guéshé Wangyal qui m’a conduit jusqu’à Sa Sainteté le Dalaï-Lama, et, de là, aux maîtres du Dalaï-Lama, j’ai été en mesure de mener une vie pleine de sens, laquelle, je l’espère, aura été utile et bénéfique aux autres, associant la pratique bouddhiste et la bouddhologie avec les côtés expérimental et objectif du bouddhisme. Peut-être mon histoire pourra-t-elle inspirer quelques uns d’entre vous à faire de même.

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